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L’État gaulliste impliqué dans cette coopérationIl est évident que l’on ne peut se permettre d’impliquer personnellement le président de Gaulle dans ces dossiers franco-russes, dès lors qu’ils concernent « l’intendance » banale des négociations économiques internationales. Cependant, l’on doit supposer qu’il a donné globalement son feu vert, à un moment ou à un autre, pour que le gouvernement cautionne ces négociations et parraine des prises d’initiatives industrielles et bancaires. En tout cas, le ministère de l’Économie et des Finances est partie prenante, par exemple dans le programme de coopération dans l’industrie automobile : « Il résulte des entretiens qu’a eus M. Dreyfus avec les Soviétiques qu’il sera indispensable que les futurs contrats bénéficient des conditions de financement équivalentes à celles qui sont attachées au contrat FIAT [nouvelle usine de Togliattigrad, sur la Volga]. Comme ces conditions supposent un sérieux aménagement des règles qu’applique actuellement l’administration française ainsi qu’éventuellement une certaine aide financière de l’État, M. Dreyfus a jugé nécessaire de ne pas s’engager dans une négociation technique et commerciale sans avoir au préalable au niveau politique une assurance du gouvernement français aux termes de laquelle, s’il s’avérait que des contrats intéressants pouvaient être conclus, les concours nécessaires de l’État seraient obtenus. M. Dreyfus en a parlé personnellement à M. Debré et a obtenu de ce dernier une telle assurance »1, en particulier à propos de l’allongement de la durée classique des crédits export. Le seul fait que des sociétés publiques (Renault, banques) ou semi-publiques (SNPA, etc.) soient en cause justifie le droit de regard de l’État, sans parler des procédures spécifiques de financement. Par exemple, à propos des projets concernant des usines de pâte à papier, « M. de Margerie a déjà pris des contacts avec le cabinet de M. Debré, avec M. Vals (directeur des Relations économiques extérieures) et avec M. Clappier »2, gouverneur de la Banque de France qui devrait refinancer des crédits acheteur de longue durée. De son côté, l’ambassadeur de France en URSS ne manque pas d’épauler les hommes d’affaires dans leurs démarches et, par exemple, il « poursuit son action auprès du GKNT en vue de placer Air liquide en bonne position pour les futurs programmes de l’URSS »3. Marie-Pierre Rey4 relève que, si les banquiers et les hommes d’affaires ont assumé une bonne part d’initiative dans les années soixante, les autorités gouvernementales françaises s’impliquent fortement au fur et à mesure que les relations économiques se développent, parce que des enjeux de transfert technologique apparaissent, ce qui implique des débats géopolitiques sur leur portée, en particulier quand se négocie le grand protocole d’août 1970. Les services des ministères des Affaires étrangères et des Finances négocient point à point entre eux pour délimiter l’équilibre pertinent entre coopération ouverte et respect des exigences géostratégiques des relations Est-Ouest. Conclusion : le premier élan de la coopération économique franco-soviétique Les résultats de cette politique de rapprochement puis de coopération sont évidents : alors que la France n’est que le sixième des principaux partenaires commerciaux de l’URSS en 1966 derrière le Japon, la Finlande, la Grande-Bretagne, l’Italie et la RFA, les perspectives de développement des débouchés russes stimulent les initiatives : dès l’année 1968, les exportations françaises vers l’URSS s’accroissent des deux tiers, grâce à un boum des ventes de biens d’équipement (pour 900 millions de francs, alors même que le total des exportations n’a atteint que 766 millions l’année précédente). Cette année-là, la France se poste en premier fournisseur de l’URSS – hors des pays du COMECON – avec 3,1 % des achats soviétiques, devant Cuba (3 %), le Royaume-Uni (2,9 %) et la Finlande (2,8 %).
L’accord commercial signé à Moscou le 26 mai 1969 représente un signe fort de cette coopération économique et constitue un levier décisif du développement des échanges puisqu’il prévoit un doublement entre 1970 et 1974. Un deuxième « protocole financier » (après celui de juillet 1964) est signé le 7 août 1970, pour couvrir la période 1970-1975. Un accord général économique, technique et industriel est signé en 1971 entre la France et l’URSS : il s’agit alors du premier accord à long terme signé par l’URSS avec un pays capitaliste ; il est précisé le 10 juillet 1973 par un protocole annexe qui détaille les modalités d’application. L’histoire de cette montée en puissance de la coopération industrielle franco-soviétique débouche peu après la fin de la présidence Pompidou : un « accord concernant la coopération économique et commerciale entre les deux pays » est signé le 6 décembre 1974 (lors d’une visite de Brejnev à Paris), pour la période 1975-1979. L’ensemble des mesures prises par les pouvoirs publics et des initiatives des entreprises et des banques débouchent, à long terme, sur une réelle défense ou même promotion des intérêts économiques français en URSS. Il est clair que les décisions engrangées pendant la période gaulliste ne peuvent, dans ce domaine, que porter leurs fruits après le départ de De Gaulle du pouvoir car les processus commerciaux et industriels s’étalent sur au moins une demi-douzaine d’années chacun. Quoi qu’il en soit, en 1975, la France se situe au quatrième rang dans les échanges avec l’URSS, derrière la RFA : « Le commerce extérieur français a donc, plus que le commerce extérieur soviétique, profité du rapprochement bilatéral : en 1966, la valeur globale des importations en provenance d’URSS représente 847 millions de francs et celle des exportations 373 millions de francs. En 1974, ces données sont respectivement de 2 839 et 3 152 millions de francs [...] En francs constants, de 1966 à 1974, la valeur des importations a été multipliée par 1,9 et la valeur des exportations par 5,4 »5.
Cela dit, l’intervention des relations franco-soviétiques dans la vie économique des deux pays reste marginale : « Tout au long de la décennie 1964-1974, la valeur totale des échanges a rarement excédé 2 % de l’ensemble du commerce extérieur français et 2,5 % du commerce extérieur soviétique [...] Aucun des deux pays n’est devenu pour l’autre un partenaire de premier plan : la France a continué à privilégier ses échanges avec les pays ouest-européens ; l’URSS a fait de plus en plus massivement appel à des pays occidentaux autres que la France, comme l’Allemagne fédérale, le Japon, la Grande-Bretagne ou l’Italie [...] La dynamique escomptée par la signature des différents protocoles et accords commerciaux n’a donc pas joué, largement en raison des résistances des industriels et des consommateurs français, peu désireux d’acheter des produits soviétiques jugés techniquement obsolètes ou de qualité médiocre »7.
Il aura fallu une quinzaine d’années pour que le cadre général de la coopération franco-soviétique, défini au sein de la politique de rapprochement entre la France et l’URSS conduite par de Gaulle, aboutisse à un véritable « système » financier, bancaire, commercial, de coopération institutionnalisée. Dans le même temps, des courants d’exportations substantiels ont pris corps – et nous avons noté le tournant chronologique que représentent les années 1967-1968 pour les quantités et les valeurs en jeu, après le seuil que constitue l’année 1964 pour l’enclenchement d’un processus robuste de coopération économique. Des banquiers et des industriels se sont posé en pionniers de cette stratégie de prospection de contrats, avant de devenir des partenaires réguliers de l’appareil économique soviétique. De Gaulle lui-même aura contribué, par ses voyages et par l’impulsion donnée à ses gouvernements, à stimuler la montée en puissance de cette politique de coopération industrielle, technologique et bancaire. Nombre de voyages et réunions conduits par des ministres en auront précisé les contours. Mais ses démarches géopolitiques ont mis du temps à se transformer en véritables accords opérationnels – il a fallu grosso modo une huitaine d’années – qui, pour plusieurs d’entre eux, sont même intervenus après son départ de la présidence. Le temps des affaires est souvent plus long que le temps de la politique, surtout quand de gros contrats sont en jeu à propos de « grands projets », comme des usines clefs en main ou des équipements d’hydrocarbures. Plusieurs réserves peuvent être formulées. Tout d’abord, la coopération économique n’a été qu’une pièce de la géostratégie des deux pays, et le sentiment de « monumentalité » procuré par la construction d’une vaste architecture d’accords doit être relativisé par la lenteur et les aléas du cheminement dans l’établissement de ce partenariat. Au-delà des résultats concrets, ce sont surtout des « signes » d’une « coopération pacifique » permettant d’échapper aux contraintes de la « coexistence pacifique » qui ont pu être recherchés par les dirigeants des deux pays. Enfin, la concurrence entre les entreprises était forte – au niveau des qualités, des coûts, de la taille et du prix des crédits – et les firmes françaises n’ont pas bénéficié de privilèges dans la conquête de contrats ; toutefois, nous noterons que les banques françaises ont su se montrer réactives et même pionnières dans cette expansion à l’Est et épauler les industriels dans la négociation de gros contrats de vente d’équipements, notamment dans l’automobile ou la métallurgie. |