Un droit pour l’individu Après le rapport au pouvoir et au réel, c’est vers le rapport à l’individu qu’il faut se tourner pour saisir les « paramètres » de chaque culture juridique. Si la common law suppose un sujet libre, autonome, susceptible de choisir ce qui lui convient le mieux, les cultures juridiques continentales placent en avant de tout l’institution. Cet état d’esprit est aisément perceptible dans la formation du juriste de part et d’autre de la Manche : alors qu’en Grande-Bretagne, les étudiants sont invités à défendre des points de vue comme de futurs avocats, l’exercice par définition des facultés de droit françaises est le commentaire d’arrêt, où l’apprenti juriste est invité à entrer dans le système juridique en adoptant le point de vue du juge, voire celui de l’Etat.
Jess Pitts réfère la culture française au catholicisme français, distinct des catholicismes européens, en ce qu’il place en son cœur non la mort et la damnation comme en Espagne, ni une morale puritaine comme en Irlande, mais l’Eglise, qui seule permet à l’individu d’atteindre la plus haute valeur. « Hors l’Eglise, point de salut ! », peut-on dire dans un univers où c’est l’organisation qui est divine. Les conséquences d’une telle doctrine continuent de se lire aisément dans une culture dans laquelle l’Etat a occupé la place laissée vacante par l’Eglise. Le lien politique prime le droit. L’institution est toujours première par rapport à l’individu. Si le salut se cherche individuellement pour un puritain protestant, ce n’est que par l’intermédiaire de l’Eglise que le catholique réalise son salut individuel. Toute action ne prend ainsi véritablement sens que dans un collectif. Même la justice demeure une faculté de l’action collective. « Peu importe que l’action soit efficace ou même impeccable d’un point de vue moral immédiat, pourvu qu’apparaisse clairement à travers elle le lien de l’individu à la tradition sacrée, seule source du bien dans un monde de péché et de désordre. Ici, nous découvrons les racines du formalisme français, le besoin d’enchaîner les raisonnements et de fonder par déduction un ordre hiérarchique, l’insistance sur l’unité du pouvoir central, et un sens rigoureux de la place et du rang des choses et des êtres45. »
La common law se conçoit donc comme un instrument offert aux acteurs privés, considérés – voire exigés – par elle comme autonomes. Ce qui est premier, c’est l’action individuelle, l’acte comme un fait et non la catégorie, qui est secondaire. Le comportement attendu est aux antipodes : dans un cas, l’initiative et la responsabilité sont stimulées, dans l’autre, elles sont limitées, voire castrées. Dans un cas, le juriste est là pour rendre possible l’action individuelle (comme en témoigne l’expression anglaise de legal services pour désigner les avocats ou autres « officiers ministériels » comme les notaires), dans l’autre, il est plutôt celui qui l’empêche ; d’où la proéminence dans la culture juridique française du droit pénal, sur lequel pèsent des attentes que l’on ne retrouve pas ailleurs. Si le droit romain se construit autour d’un ordre préconstitué et d’une soumission (ou d’une observation), la common law est ordonnée à une action, dans le double sens d’un agir privé et d’une action en justice, l’une se construisant par rapport à l’autre. Il n’est pas un hasard que l’estoppel soit initialement une notion procédurale : non seulement les relations sociales sont conçues sur le mode de relations procédurales (de lutte et de marchandage, de bargain, où la liberté est beaucoup plus grande que dans le droit civil), mais les relations de la procédure sont également conçues comme une action. Le droit anglais est plus intéressé aux faits et se découpe sur un mode de relation qu’incarne la relation procédurale.
Le droit est associé à une action individuelle parce qu’il n’y a que des hommes qui agissent : même lorsqu’ils agissent au nom de tous, comme le shérif ou le roi, on les dénomme toujours par leur qualité et non par une fonction abstraite. C’est vrai y compris de la justice, où le juriste formé au droit romain est surpris de voir des juges parlant à la première personne. La justice est une affaire d’hommes, comme toute chose. En contrepartie, la mentalité anglo-saxonne a du mal à saisir des entités abstraites, des catégories (ce que l’on vérifiera autant en philosophie qu’en droit). Même une catégorie comme l’Etat demeure un peu mystérieuse aux yeux de beaucoup – et à vrai dire, un peu suspecte.
Cela explique qu’en droit français les compromis soient aussi peu prisés, à la différence du droit anglo-américain, qui souvent met en présence des acteurs pour qu’ils trouvent une solution un agreement (pensons par exemple à la chasse : l’attitude française est d’attendre que le droit arrête une solution, quand le droit européen demande de transiger). Pour un continental, l’accord n’aura jamais la beauté d’une règle de droit, même s’il a une efficacité à laquelle celle-ci ne peut prétendre.
La défiance à l’égard de l’individu (potentiellement pécheur et coupable) se traduit par la multiplication des chicanes, des tracasseries et des précautions procédurales, rituellement dénoncées par le pouvoir politique dans un grand programme de simplification des mesures administratives – pourtant toujours maintenues. Mais ces règles abstraites et générales compliquent et ralentissent le bon fonctionnement de l’administration ou de la justice. C’est pourquoi la machine doit, pour tourner, prendre quelques libertés avec les règles édictées, les interdits affichés, les procédures établies. « Le fonctionnaire lui-même, prisonnier d’un univers légal-rationnel, empêtré dans ses normes, ne retrouve de l’autonomie qu’en « interprétant » la règle. (…) Le système marche à la complicité et à l’arrangement46. »
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