LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE — LITTÉRATURE RUSSE —
Grigori Danilevski
(Данилевський Григорій Петрович)
1829 – 1890
MOSCOU EN FLAMMES
SCÈNES DE L’ANNÉE TERRIBLE
(Сожженная Москва)
1885
Traduction anonyme, parue sous le titre « L’Incendie de Moscou » dans la Bibliothèque universelle et revue suisse, 1887, puis en volume, Paris, Perrin et Cie, 1896. TABLE
I 4
II 7
III 13
IV 18
V 22
VI 27
VII 31
VIII 35
IX 44
X 52
XI 58
XII 65
XIII 72
XIV 79
XV 91
XVI 97
XVII 103
XVIII 108
XIX 115
XX 122
XXI 128
XXII 134
XXIII 140
XXIV 146
XXV 152
XXVI 160
XXVII 166
XXVIII 173
XXIX 181
XXX 187
XXXI 197
XXXII 202
XXXIII 210
XXXIV 215
XXXV 218
XXXVI 225
XXXVII 234
XXXVIII 241
XXXIX 246
XL 254
XLI 260
XLII 266
XLIII 275
XLIV 281
XLV 289
XLVI 298
XLVII 305
I Jamais on ne s’était autant amusé à Moscou que dans les premiers mois de la terrible année « Douze. » Les bals succédaient aux bals, entremêlés de promenades, de concerts, de mascarades. Un grand souffle amoureux semblait passer sur Moscou. Beaucoup d’aventures galantes, enlèvements, fuites du toit paternel, duels, avaient eu lieu dans la société où brillaient à cette époque tant de remarquables beautés.
Le mois de mai touchait à sa fin. Malgré l’apparition de la comète et les bruits incessants de rupture probable avec Napoléon, personne ne croyait à la guerre, personne ne s’en préoccupait.
Dans une des riches maisons du quartier des Étangs-des-Patriarches, chez la veuve sexagénaire d’un général de brigade, la princesse Schéleshpansky, il y avait ce soir-là une réunion nombreuse. On fêtait la naissance du premier arrière-petit-fils de la princesse. L’année précédente, par une journée non moins belle, on avait célébré, dans une des propriétés de la princesse, à Lioubanovo, les noces de l’aînée de ses petites-filles, Xénia Valerianovna Kramaline avec Ilia Borisovitch Trapinine, secrétaire au sénat de Moscou et employé de la direction des théâtres.
En fêtant avec éclat le baptême du nouveau-né, la princesse avait encore un motif pour désirer qu’on se réjouît autour d’elle. La seconde de ses petites-filles, la fière et sérieuse Aurore Kramaline, était à la veille de se fiancer avec Vassili Alexévitch Pérovsky, officier du grand état-major, en congé à Moscou. La cour assidue qu’il faisait à Aurore agréait à la vieille princesse. Vassili avait été présenté à Aurore au dernier des bals d’hiver par le mari de sa sœur Ilia Trapinine, son ami et camarade d’études.
La plupart des invités de la princesse avaient pris congé ; il ne restait plus que quelques parents et quelques intimes, parmi ceux-ci un ancien ami de la maison, le comte Rostopchine, qui venait d’être nommé commandant en chef de Moscou.
C’était un homme de haute taille, portant légèrement la cinquantaine, les yeux noirs, très vifs, le front large et ouvert, le visage encadré d’étroits favoris : il parlait haut, et criait même quand il s’animait. Il avait su avant personne que l’adorateur d’Aurore était le fils naturel d’un grand seigneur de l’Ukraine, le ministre de l’instruction publique : la princesse, elle, n’en soufflait mot. En prenant congé de celle-ci, Rostopchine lui désigna d’un sourire Vassili Pérovsky, et dit à demi-voix :
— Votre petite-fille a tort de tant tarder ; le soupirant est acceptable, vous devriez trancher la question.
— Pourquoi se presser, comte ? Aurore a dix-huit ans à peine, et puis le carême approche et le congé du jeune homme va expirer... Il promet de nous revenir après l’Assomption ; si nous sommes encore de ce monde, nous célébrerons à la fin d’août les accordailles.
— Vous nous inviterez, princesse, — pourtant ne laissez pas l’affaire traîner en longueur pour nos amoureux... Vous savez bien qu’on parle de guerre !
— Mais où donc est ce Napoléon ? repartit la princesse ; il y a bien du chemin de lui à nous ! D’ailleurs, ne sommes-nous pas sous la garde des saints protecteurs de Moscou ? Et puis nous nous reposons sur votre habileté, monsieur le comte.
Rostopchine se ganta et allait se retirer, mais tout à coup il reprit sa place auprès de la princesse, en fronçant le sourcil.
— Saurais-tu quelque chose de nouveau ? lui demanda Anna Arcadievna.
Rostopchine fit un signe affirmatif. La princesse défaillait.
— Parle, mon cher, parle, répétait-elle éperdue en fouillant dans son réticule pour en tirer un flacon de sels anglais.
— Ce n’est ni le lieu ni le moment, dit le comte ; je repasserai demain.
— Non, dis-le-moi ce soir même ! ne me fais pas languir : tu sais que je suis une poltronne...
— Mais ce soir vous aurez du monde, on jouera au boston et vous savez que je déteste les cartes.
— Ne dis pas de mal des cartes ! rappelle-toi le mot de Talleyrand... À ce soir donc, je serai seule.
— Je tâcherai de revenir.
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